Fractures numériques

D’après la communication du Dr Nicole Jouan

Si les promesses de la e-santé sont multiples en termes de couverture sanitaire du territoire, suivi des pathologies chroniques, développement économique etc…ceci ne doit pas nous faire perdre de vue plusieurs points de vigilance sous peine de voir s’ouvrir plusieurs zones de fracture, territoriales, culturelle, sociale, générationnelle, voire sanitaire.

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La fracture territoriale : les déserts médicaux

L’OMS considère que la densité médicale critique se situe au dessous de 230 000 médecins pour 100 000 habitants. La France, avec une densité que l’on peut considérer comme confortable de 330 000 médecins pour 100 000 se trouve au 28è rang mondial, loin derrière Cuba, n°1 mondial, et devant le Canada (66è) et les USA (48è). Pour autant ce chiffre rassurant cache des réalités territoriales très disparates. En Guadeloupe, Guyane, Martinique, dans le Centre, le Val de Loire, la Bourgogne, la Franche-Comté au moins15% des communes sont sous-dotées. Il n’y a au total pas de baisse importante du nombre des médecins, mais une évolution de leur répartition et baisse globale du temps médical offert, couplées à augmentation de la population. Ainsi, environ 8% de la population française se trouve dans un désert médical soit 5,3 millions d’habitants (source Dress 2017). De plus l’âge moyen des médecins en zone sous-dotée est de 55 ans, ce qui ne laisse rien augurer de très bon dans les années à venir. La pyramide des âges des dermatologues (source CNOM 2016) montre qu’environ la moitié des dermatologues en exercice actuellement a plus de 55 ans.

Pour remédier à la désertification de certaines zones du territoire national, outre l’augmentation du numerus clausus (x2 entre 1999 et 2011), les pouvoirs publics multiplient les initiatives à l’intention du corps médical, sans grand succès jusqu’à présent : exonérations fiscales, aide à l’installation (5000€/an pendant 3 ans), majoration de 20% des honoraires, Option Santé Solidarité consistant en une majoration de 10% des honoraires pour un médecin généraliste exerçant au moins 28 jours par an en zone sous dense, prise en charge par la CPAM des frais de déplacement, CESP : 1200€ bruts mensuels pour les étudiants s’engageant à s’installer en zone sous dense. Plus récemment, le service sanitaire de 3 mois en zone déficitaire, la promotion et le soutien aux maisons de santé pluridisciplinaires, et le numérique se rajoutent à cet arsenal déjà bien touffu.

En effet, parmi les 10 engagements du Pacte Territoire Santé 2 – 2015-2017 du Ministère de la santé et des Solidarités, on trouve par exemple cet engagement n°9 : « Favoriser l’accès à la télémédecine pour les patients chroniques et pour les soins urgents dans le cadre des expérimentations engagées en déployant la télémédecine en EHPAD».

Cette ambition louable affichée se heurte à un obstacle majeur: celui de la couverture territoriale en haut débit. En effet la France, 5e puissance économique mondiale, n’est que le
16è pays au sein de l’UE en termes de couverture numérique, et les zones de désert médical recouvrent de manière frappante celles de désert numérique. Ainsi, les territoires ruraux où à peine 20% des foyers sont connectés subissent-ils une double peine. Le Conseil de l’Ordre ne s’y est pas trompé, qui dans sa recommandation 32 de son opus « Médecins et patients dans le monde des data, des algorithmes et de l’intelligence artificielle » d’avril 2018 insiste pour que des efforts soient faits pour la couverture en haut débit de tout le territoire, afin que toute une partie de la population française ne soit pas exclue des innovations en santé. Edouard Philippe l’a t’il entendu? Toujours est il qu’il a annoncé à la Conférence Nationale des territoires qu’un des objectifs du présent gouvernement est de « couvrir toute la population en haut débit d’ici 2020 (8 Mb/s) et en très haut débit (>30 Mb/s) d’ici 2022, (…) quitte à contraindre les opérateurs par la loi… ». Pour l’instant force est de constater que les professionnels du secteur privilégient la rentabilité à l’accessibilité pour tous, et concentrent leur déploiement autour et dans des grandes villes…

Fracture culturelle

Au sein même du corps médical existe des freins à l’usage de la e-santé. Beaucoup de médecins surchargés ne voient pas comment introduire les activités de télémédecine dans leur quotidien, sans se rendre compte des gains de temps possibles dans la gestion des pathologies chroniques par exemple. Pour les y amener, une formation est nécessaire aux NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) et leur usage en santé, formation initiale et DPC. Citons de DPC « Le dermatologue connecté » sous l’égide de la FFFCEDV, le DIU national de télémédecine (Bordeaux, Besançon, Lille, Caen, Nantes, Montpellier).

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Fracture sociale

Un nombre croissant de jeunes urbains se tournent vers les plateformes de téléconseil pour éviter les consultations physiques parfois chronophages, par habitude de « tout et tout de suite ». Le Smartphone a accéléré la transformation vers une société de l’immédiateté, qui cherche de plus en plus des réponses instantanées dans tous les domaines. On constate une progression des appels au centre 15 (+ 5% par an depuis 10 ans), mais au total, seulement 5% des appels relèvent de vraies urgences. Soucieuses de répondre aux aspirations de leurs clients, de plus en plus de complémentaires santé offrent des services de téléconseil personnalisé. Ainsi existe-t-il dorénavant plusieurs façons d’entrer dans un parcours de soins en fonction de ses ressources financières ou de l’adhésion à telle ou telle complémentaire santé. Il s’agit d’une vraie rupture dans le parcours de soins et d’une inégalité incontestable dans l’accès aux soins. Le développement de l’offre médicale sur internet (Hellocare, Qare, MesDocteurs etc…) entérine la tendance à l’ubérisation de la santé et le risque de dérive vers un commerce électronique non régulé. Il y a donc urgence à simplifier le recours à la télémédecine pour les médecins libéraux installés, à la rémunérer correctement, et à faire entrer le téléconseil dans les cabinets, pour que ce soit un service que chaque médecin propose à ses patients et non une pratique « hors sol »…Ce serait l’occasion de valoriser cette multitudes d’actes que nous réalisons au téléphone tous les jours et qui sont bel et bien des « téléconseils ».